Parcours d’une historienne des temps de fer

juin 20, 2025 · 6 min. de lecture

Parcours d’une historienne des temps de fer : Annette Wieviorka

Annette Wieviorka, historienne spécialiste d’histoire contemporaine, a enseigné à l’université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Chercheure émérite au CNRS, elle est l’auteure de nombreux ouvrages de référence sur l’histoire du génocide des juifs, sur la Résistance et sur le mouvement communiste français. Annette Wieviorka vient de publier Itinérances, aux éditions Albin Michel (2025) où elle retrace, à travers une sélection de certains de ses articles, sur son parcours de recherche, des centres d’archives du monde juif au système concentrationnaire, de l’histoire du mouvement communiste au procès Eichmann.

Bibliographie partielle: Anatomie de l’Affiche rouge, Seuil, 2024 Le procès de Nuremberg, Liana Levi, 2022 Mes années chinoises, Stock, 2021 Ils étaient juifs, résistants, communistes, Seuil, 2018 1945 : la découverte, Seuil, 2016 Marius et Jeannette, biographie du couple Thorez, seuil, 2016 Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, réédition Pluriel (tiré de sa thèse), 2013 Auschwitz, réédition Pluriel, 2012

L’histoire du génocide et les archives

Enjeux-UA : L’histoire du génocide des juifs et des tziganes, dont vous évoquez plusieurs figures remarquables, souvent pour les pionniers et pionnières des autodidactes en marge de la recherche universitaire - L. Poliakov, O. Wormser, J. S. Klarsfeld ou universitaires comme l’américain R. Hilberg - vous paraît-elle aujourd’hui avoir dit l’essentiel ou des champs importants restent - ils à explorer ?

Annette Wieviorka : Léon Poliakov a été un historien très important du génocide des Juifs, de même évidemment que Raoul Hilberg qui l’a étudié à plus grande échelle, ou Saul Friedlander. Les histoires globales du génocide ont été écrites mais évidemment de nombreux champs d’études restent ouverts comme celui des images dont attestent les travaux de Tal Bruttmann. Les historiens doivent également faire face à la question des archives dont le renouvellement rend possible celui de la vision historique. Conserver et laisser consulter les archives est en lien avec la démocratie. Les régimes non démocratiques s’attaquent aux archives comme le montrent les destructions qui semblent être actuellement opérées par Donald Trump. C’est dire l’importance du travail de recueil et de sauvetage des archives du ghetto de Varsovie dont la population fut assassinée par les Nazis, travail mené par Emanuel Ringelblum (1900 – 1944) et son organisation de Résistance, qui y était dédiée. De façon très différente, ce fut aussi l’action du Centre de documentation juive contemporaine créé par Isaac Schneersohn à Grenoble pendant l’occupation mais dont les fonds datent surtout d’après la Libération.

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L’enseignement de l’histoire du génocide

Enjeux-UA : L’histoire du génocide a l’Ecole, dites vous, ne doit pas être une leçon de morale. Est-ce pour vous trop souvent le cas ?

Annette Wieviorka : Certains enseignants disent qu’ils ne peuvent plus enseigner l’histoire du génocide des Juifs et des Tsiganes. Pour ma part, j’ai commencé à enseigner l’histoire et la géographie dans les années 1980, celles de “Touche pas à mon pote”. L’idée alors était de prévenir le racisme. Comme si nos élèves le deviendraient nécessairement, racistes. Puis il y eut le “devoir de mémoire”. Enseigner l’histoire de la Shoah aurait la vertu de prévenir l’arrivée de l’extrême droite et de l’antisémitisme. On constate aujourd’hui qu’il n’en est rien D’autre part, nous sommes aujourd’hui 80 ans après la libération d’Auschwitz. Par la force des choses le génocide devient une réalité de plus en plus éloignée, et ce pour plusieurs raisons. Les grands parents des élèves actuels sont nés après la guerre. Beaucoup d’élèves viennent de pays non européens, moins directement touchés par l’occupation nazie ou le régime de Vichy. L’histoire du génocide n’est pas celle de leurs familles. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que ces cours n’intéressent pas les élèves, bien au contraire, au rebours d’une idée reçue selon laquelle il y aurait comme une saturation du public scolaire sur cette période. Mais le travail opiniâtre des enseignants ne peut pallier les carences des politiques qui ont trop tendance à demander aux professeurs de gérer des questions dont devraient s’occuper les élus comme l’écologie, les addictions etc…

Menaces contemporaines et rôle de l’école

Enjeux-UA : Historienne reconnue, observatrice attentive de la société française, femme je crois encore “engagée” à Gauche, sentez vous la France menacée par un retour aux tentations fascistes, racistes et antisémites ?

Il me semble qu’en effet on change globalement de monde. Tout ce qui a été mis en place en 1945 est en train d’être détricoté voire défait. La justice internationale qui peinait à se mettre en place, inaugurée par le tribunal de Nuremberg après la guerre, est aujourd’hui très mal en point, avec la CPI (Cour pénale internationale) qui ne faisait déjà par l’unanimité parmi les nations et qui risque de disparaître ; ou plus globalement de l’esprit dans lequel a été créée l’ ONU. Le mensonge est redevenu la règle dans les échanges internationaux comme l’illustre Donal Trump. Ceci place d’ailleurs la communauté enseignante, soudée par un rapport étroit à la recherche de la vérité scientifique, en porte à faux avec notre temps. La question du rapport aux archives est là encore éclairant : l’URSS archivait tout, Trump, lui, détruit tout ce qui pourrait le gêner, dans les deux cas au détriment d’une approche démocratique. La haine et la radicalité sont hélas aujourd’hui partout.

Les voix qui appellent à la réflexion sont minorées voire ignorées. Par ailleurs, le rapport au racisme et à l’antisémitisme est aujourd’hui moins clair politiquement. Dans les dernières années du vingtième siècle existait un consensus très fort rassemblant toute la gauche et la droite républicaine face à toutes formes de racisme, depuis la LICA d’avant guerre jusqu’au MRAP ou au mouvement « Touche pas à mon pote » des années 80. Force est de constater aujourd’hui la multiplication des actes antisémites. Le mot « sioniste » est devenu dans une partie de la Gauche, dont elle use en lieu et place de “Juif”, une insulte comme elle l’était à l’époque des procès staliniens comme celui de Slansky, communiste tchèque et juif purgé en 1952. L’antisémitisme, tel un virus dormant, a survécu au delà du génocide car au fur et à mesure que celui-ci s’éloigne dans le temps, et la voix des victimes s’évanouissant, les pires tendances réapparaissent. Jusqu’à preuve du contraire, ces dernières années, seuls des juifs, ont été visés, parce que juifs, par des attentats d’ampleur (école Ozar Hatorah à Toulouse, Hypercacher à Vincennes), par des Islamistes dont d’ailleurs les Musulmans sont également les victimes. Heureusement l’Ecole publique tient, elle, et quoique durement maltraitée, encore debout, dernier lieu de réelle mixité sociale.

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Propos recueillis par Matthieu Leiritz

ENJEUX
Auteurs
Revue d’unité action
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