Un monde en crises

Un monde en crises
Entretien avec Justin Vaisse
Justin Vaisse, historien, universitaire, directeur du forum de Paris sur la paix, auteur de nombreux ouvrages sur les relations internationales dont notamment d’une biographie de Zbigniew Brzezinski, conseiller de Jimmy Carter et diplomate, a bien voulu répondre aux questions d’Enjeux.
Trump et l’Ordre Mondial
Enjeux-UA : En quoi les premières mesures prises - ou annoncées - par Donald Trump marquent-elles ou non une rupture avec l’ordre mondial établi en 1945 ? Consistent-elles vraiment en une révolution ou s’inscrivent-elles dans une tradition américaine oubliée ? (W. McKinley, Theodore Roosevelt ?)
Justin Vaisse : Je voudrais commencer par recontextualiser le phénomène Trump dans le temps long. En un sens, il est le produit des effets de la globalisation sur les sociétés industrielles avancées. Par l’aplatissement du monde, la mise en lien direct des marchés les uns avec les autres, la globalisation a offert un cadre favorable aux travailleurs des pays émergents, à commencer par la Chine, qui a pu avoir accès aux marchés, aux capitaux et aux technologies des pays du Nord, avec à la clé des centaines de millions de gens qui sortent de la pauvreté. La condition de cette croissance, c’était un ordre mondial favorable aux échanges, une relative stabilité géopolitique rendant notamment possible la liberté de circulation sur les voies maritimes et l’encouragement permanent à l’ouverture d’autres marchés. Or cette paix relative, c’est l’Amérique qui en était la garante grâce à sa domination économique et militaire depuis 1945, c’est elle le « gendarme du monde » qui s’assurait que les autres pays ne violent pas les règles du système international, et qui offrait une garantie en dernier recours lors des crises financières internationales. Et les classes moyennes américaines, voyant leur niveau de vie augmenter constamment dans les décennies d’après-guerre, consentaient à ce rôle impérial coûteux en hommes et en financement.
Seulement, à l’inverse des pays émergents, la mondialisation s’est révélée défavorable aux classes ouvrières des pays développés, dont le niveau de vie reposait directement ou indirectement sur des emplois dans l’industrie, stables et bien payés, permettant le financement de systèmes efficaces de protection sociale (santé, retraites) dans les décennies d’après-guerre. Tout ceci s’enraye avec le tournant des années 1980 : tournant libéral impulsé par Reagan (et Thatcher en Grande-Bretagne), progrès de la globalisation dans les années 1990 et 2000. Le pouvoir d’achat des ouvriers et employés, qui n’avait cessé de croître aux États-Unis depuis 1945, stagne, voire diminue. L’Alena (accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique) se met en place dans les années 1990, et en 2001 la Chine est admise à l’OMC. Aux États-Unis, les ouvriers de la « Rust Belt », la vieille région industrielle, se retrouvent en concurrence directe avec les travailleurs d’autres pays. Notons cependant que le libre-échange n’est pas seul en cause dans la baisse des emplois industriels : la robotisation et l’automatisation croissante des chaînes de production ont aussi beaucoup compté.
Si les consommateurs occidentaux bénéficient de biens importés moins chers, ce qui masque la stagnation des salaires, les travailleurs subissent les effets des délocalisations industrielles vers la Chine. Or rien n’est vraiment prévu en termes de politiques sociales d’amortissement du choc né de cette évolution. La théorie était que le Nord allait monter en gamme dans la qualité des emplois et que les services remplaceraient avantageusement l’industrie. L’insuffisance de ce mécanisme compensateur, ajoutée à la crise économique mondiale de 2008 qui a nourri le sentiment de dégradation du niveau de vie par rapport aux décennies d’après-guerre, sur fond de rejet des transformations culturelles de l’Amérique (diversité, acceptation de nouvelles normes morales et sexuelles), a nourri la montée de la vague populiste aux États-Unis.
On comprend alors pourquoi de plus en plus d’Américains des classes moyennes ont commencé à remettre en cause le rôle « impérial » des États-Unis : à quoi bon rendre le monde plus sûr si c’est pour que les Chinois, les Saoudiens et les Européens tirent les marrons du feu, tandis que les conditions de vie se dégradent aux États-Unis ? Trump a su capitaliser sur ce rejet, en 2016 comme en 2024, en promettant que la formidable puissance américaine serait désormais mise au seul service des États-Unis, de façon unilatérale, notamment avec la promesse de réindustrialiser la « Rust Belt » à travers une politique de barrières douanières. L’objectif, selon les termes du Secrétaire au Commerce Howard Lutnick, c’est que « l’armée des millions et millions d’êtres humains vissant de petites vis pour fabriquer des iPhones […] arrive en Amérique. Ces tâches seront automatisées et des Américains formidables – tout le savoir-faire de notre pays – y travailleront, les répareront. Il y aura des mécaniciens. Il y aura des spécialistes du chauffage, de la ventilation et de la climatisation. Il y aura des électriciens… ».
Le programme économique de Trump : réalité ou illusion ?
Enjeux-UA : Est ce possible ?
Justin Vaisse : Il y a toutes les chances pour que cela ne se produise pas ; même si les tarifs enchérissent le coût des produits importés, le prix d’un Iphone produit aux États-Unis serait multiplié par trois. Mais peu importe pour Trump. Derrière l’apparence de chaos et de bêtise de ses décisions, il faut distinguer une intentionnalité qui fait mouche, celle de prendre appui sur les perdants de la mondialisation et de leur promettre une revanche sur les élites mondialistes en même temps qu’un retour à un passé industriel glorieux.
En ce sens, le trumpisme est en rupture complète avec les néoconservateurs qui avaient porté George Bush junior au pouvoir en 2000 puis 2004. Ceux-ci considéraient que les EU avaient une mission, une « destinée manifeste », celle de défendre et d’étendre le « monde libre », c’est-à-dire le modèle américain, démocratique et capitaliste. Trump s’en moque, et ne considère pas que l’Amérique ait une mission – seulement des intérêts et une position prépondérante pour les avancer - dont il compte bien user et abuser.
Seulement, il ignore largement le fonctionnement réel de l’économie, il ne croit pas que le commerce soit par nature bénéfique. Non seulement l’industrie n’est pas la seule composante de la balance des paiements (aujourd’hui les services comptent davantage, ainsi que les flux financiers), mais le phénomène des chaînes de valeur, qui voit les biens manufacturiers passer plusieurs frontières parfois plusieurs fois, rend ses décisions à double tranchant, et souvent nocives pour l’économie américaine. Certes, le protectionnisme peut être efficace pour faire grandir des industries jeunes, ou pour se protéger d’échanges inégaux, fondés par exemple sur des subventions publiques. Mais les tarifs douaniers restent une taxe sur les consommateurs sur lesquels pèsent en gros 90% des tarifs, et ils n’encouragent pas les hausses de productivité. Trump mentionne souvent l’année 1912 : c’est la naissance de l’impôt fédéral qui devait compenser la perte des revenus liés à une baisse des barrières douanières, dont on s’était aperçu qu’elles ne fonctionnaient pas. Aujourd’hui, au vu de la complexité des chaînes mondiales de production, le retour au protectionnisme n’a pas de sens : Ford, General Motors comme Tesla dépendent des approvisionnements étrangers. Donc tout ceci va donc largement échouer, et se traduire par un regain d’inflation.
Le soutien populaire à Trump
Enjeux-UA : Comment comprendre la brutalité de cette politique ? Bénéficie-t-elle d’un soutien dans la société états unième ?
Justin Vaisse : Il reste une part de mystère dans cette réélection, au-delà de la volonté de revanche des perdants de la mondialisation. Cela relève aussi, je crois, de la « comédie humaine » : Trump est une personnalité charismatique, qui dispose d’un véritable instinct pour saisir les désirs de la population, une compréhension fine des rapports de forces. Voici un homme qui ne lit pas, tout sauf un intellectuel, mais qui parvient à lire la société américaine mieux que ses concurrents républicains ou adversaires démocrates. Durablement ? Difficile à dire. Les Américains vont souffrir de l’inflation qui a joué contre les démocrates l’an dernier. On sent déjà une vraie inquiétude sur une possible récession et sur l’avenir des retraites, sujet aussi sensible qu’en France. Les électeurs de Trump, hors sa base étroite, restent attachés à l’État providence fondé par Roosevelt après la crise de 1929. Les excès de Musk et de son organisme de destruction des agences de l’État, le DOGE, les inquiètent. Or aux EU les retraites sont cotées en Bourse… Une défaite cinglante des républicains aux « mid term elections » de 2026 est plus que probable.
Conséquences géopolitiques
Enjeux-UA : Quelles pourraient en être les conséquences sur la guerre en Ukraine ? Sur l’avenir de l’UE ? Sur l’évolution de la Chine ou de l’Inde ?
Justin Vaisse : Pour l’Europe, et derrière l’inquiétude légitime, la réélection de Trump pourrait être une bonne nouvelle. Beaucoup d’Européens se rendent à présent compte que l’on ne peut se fier aux EU dans la durée, et qu’il est risqué de remettre notre destinée entre leurs mains, comme l’affirmait déjà le général De Gaulle à Eisenhower en 1958 (président des EU entre 1952 et 1960/ndlr). D’un autre côté, les EU ne souhaitent plus assurer « gratuitement » la sécurité de l’Europe. Mais l’Europe a perdu l’habitude depuis 1945 de prendre en main ses capacités militaires, à l’exception de la France, voire du Royaume-Uni. Or l’ordre mondial accouché par Trump correspond à celui de Poutine : un choc entre grandes puissances, la loi du plus fort, la constitution de sphères d’influence comme au 19è siècle. L’Europe doit se préparer à plusieurs décennies d’une situation internationale désormais dénué de garant d’un ordre mondial. Un monde multipolaire dans lequel l’indépendance nécessitera de se défendre contre des impérialismes. Que feront la Russie ? La Chine ? L’Inde ? L’Europe devra resserrer ses liens pour préserver et promouvoir son modèle alliant démocratie et progrès social comme alternative aux régimes autoritaires. Elle pourra trouver des alliés, former des coalitions avec le Brésil, peut-être l’Inde, le Japon si l’Europe est capable de proposer autre chose que des tarifs douaniers et l’accaparement de territoires. Si l’Europe reste elle-même, elle pourra survivre dans ce monde de carnivores.
Propos recueillis par Matthieu Leiritz
